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TINTAMARRE COSMIQUE
Le titre facétieux de cette double exposition, au Musée Tatin et au 4bis, vise frontalement les grands espaces : à nous la musique des sphères ! À nous les immenses espaces où les œuvres de Robert Tatin, de François Dufeil et d’Anthea Lubat peuvent, en toute liberté, dialoguer en échos tintinnabulants ! Ici, la sonorité des mots porte leur sens : ainsi pour tintamarre1, un nom parfait pour exprimer le jaillissement de sons éclatants, une constellation bruyante mais pas forcément désagréable. Joyeuse, cette dimension dynamique, explosive, excessive fait tellement de raffut qu’elle en devient cosmique.
Comme une peau autour d’un noyau, les œuvres d’Anthea Lubat viennent envelopper l’ensemble sculptural et sonore proposé par François Dufeil, et frayent de nouveaux passages entre mondes intérieurs et extérieurs, microcosmes et macrocosmes. Par le dessin et la peinture, l’artiste élabore des mondes flottants, où se combinent à l’infini formes, couleurs et textures, parfois adverses, tintamarresques, parfois fusionnelles. Dans cette constellation de diversités, de contrastes et d'affinités, l’artiste part en quête de "fantastique naturel", alternativement spectaculaire et spectral, à peine plus perceptible qu’une buée.
HORIZON DES ÉVÉNEMENTS
Le plus grand dessin d’Anthea Lubat, qui est aussi le pilier central de son accrochage, s’intitule Horizon des événements : ce titre, terme tiré de l’astrophysique, est une référence à la limite théorique d'un trou noir. Il exprime un double mouvement antinomique : l’horizon représente cette limite sans cesse repoussée au fur et à mesure qu’on la poursuit, tandis que les événements sont ce qui définit notre présent. Ce paradoxe se traduit à plusieurs endroits dans la composition de l’artiste : fascination pour la lumière et impossibilité de la représenter, immersion dans la matière et distanciation infinie, vertige entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Cette œuvre constellaire égare notre regard : l’effet surréel du blanc presque luminescent, omniprésent, renforce l’aspect onirique de la scène, dénuée d’unité de temps, d’espace – sans réalisme d’échelle ni de perspective – et d’action. Dans cette absence d’orientation gravitationnelle, des entités se rencontrent ou s’ignorent : de la tache au dessin maîtrisé, de la météorite au continent, de l’amibe à l’outil technique, ces fragments font naître un système polyphonique de résonances, où microcosme et macrocosme se répondent. Une myriade de récits se fait et se défait sous nos yeux : c’est un dessin dont nous sommes les héros.
MONDES PROPRES
Le terme diorama désigne un dispositif de reconstitution d’une scène en volume. Depuis quelques mois, Anthea Lubat travaille le motif du paysage sous la forme de dioramas miniatures, « théâtres poétiques »3 enfermés dans des coffrets de plexiglas. Ces dioramas privilégient l’aspect perceptif et évocateur de paysages génériques, du volcan à la cascade, du coucher de soleil aux profondeurs abyssales : ils marient le dessin ou la peinture avec de petits objets en volume qui viennent prolonger la représentation. L’espace-boîte est facilement assimilé à un espace de conservation, ou de protection : on peut y enfermer un souvenir et s’y sentir à l’abri du monde. Anthea Lubat y projette un espace émotionnel dans lequel l’observateur peut tisser des associations subjectives, portées par la profondeur optique. Parfois, dans ces microcosmes où s’entremêlent rêve et réalité, les éléments s’échappent ou jaillissent à l’assaut du mur. Ces dioramas qui s’émancipent portent le titre générique d’Umwelt : une théorie qui explique que des organismes, bien que partageant le même environnement, peuvent néanmoins avoir l'expérience de différents « mondes propres ». Par exemple, une abeille qui partage le même environnement qu'une chauve-souris ne vivra pas pour autant dans le même monde sensoriel, l'abeille étant sensible à la lumière polarisée et la chauve-souris aux ondes, des choses leur étant réciproquement inaccessibles. À travers le prisme de nos sens propres, quelle perception aurons-nous des dioramas d’Anthea Lubat ?
GAMAHÉ(S)
Au mur, Anthea Lubat présente une série de dessins intitulés Gamahé(s) : ce mot rare qualifie certaines « pierres à images », qui ont beaucoup fasciné les surréalistes, comme André Breton ou Roger Caillois. Considérés comme des talismans, propres à conjurer les esprits ou les influences astrales, ces minéraux révèlent dans leur stratification même des paysages ou des visages, des signes surnaturels ou magiques.
Dans chacun de ces dessins, la composition témoigne d’une dimension musicale, qui peut évoquer un système de partition (dans Gamahé, on entend gamme). L’artiste pose sa « première pierre » sur le papier vierge en choisissant le hasard : tâches, coulures, et empreintes de peinture prennent l’espace de manière incontrôlée. Leur emplacement détermine des zones où d’autres dessins viennent s’insérer, via des techniques plus classiques, comme le crayon à papier ou crayon de couleur, l'encre de chine ou l'aquarelle, plus maîtrisés. Cette trame, basée sur la coexistence ou cohabitation de différentes techniques, témoigne ici d’une recherche d'équilibre, là où l’Horizon des événements privilégie l’atomisation et l’éclatement. Au contraire, Gamahé(s) explore l’idée de créer des phrasés, des lignes harmoniques. Univers immersif où plonger vertigineusement le regard pour retrouver la mémoire d'une topographie incertaine, à l’échelle de l’univers interstellaire ou dans la vision microscopique d’un jaspe ou d’une agathe, chaque dessin ravit par les articulations dansantes, délicates et fluides qui le structurent. Et tout un répertoire graphique, parfois ludique, y palpite, au cœur des rythmes du monde sensible.
SYNESTHÉSIE
Dans ces compositions aux accents musicaux, la dimension synesthésique est sensible. Certaines personnes, qu’on appelle synesthètes, éprouvent des associations arbitraires et automatiques : par exemple de couleurs à des sons, ou une couleur spécifique pour chaque chiffre ou lettre de l’alphabet. L’exemple d’Arthur Rimbaud est parlant : dans son poème Voyelles, il écrit ce vers célèbre "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles". Charles Baudelaire fera aussi usage de métaphores synesthétiques, dans son poème Correspondances ; quant à Vassily Kandinsky, il est connu pour ses peintures établissant des correspondances entre couleurs et sons. Depuis une dizaine d’années, les sciences cognitives cherchent à expliquer de façon objective ce phénomène, grâce notamment aux techniques d’imagerie cérébrale : on aperçoit au passage une radiographie du cerveau dans le grand dessin intitulé l’Horizon des évènements. Chez Anthea Lubat, ces correspondances sont multiples et dessinent une sorte d’alphabet du cosmos, où les sens tissent des liens secrets, au-delà des apparences. Entre autres, la musique semble lui fournir une importante source d’inspiration, qui confère à ses paysages une valeur de symphonies chromatiques. Des accords colorés, des gammes de tons, des intensités de vibration donnent naissance à de nouvelles perceptions, aux résonances infinies. Par ces jeux, l’artiste souligne également les différences qui frappent l’intimité de l’expérience subjective : à chacun d’entre nous, elle propose de cheminer aussi dans son monde intérieur, au gré d’une œuvre ouverte.
PLÉONASME(S)
Quel trouble se glisse entre le réel et sa représentation, et quel déplacement s’opère entre un élément brut et son équivalent manufacturé et transformé ? Avec son installation intitulée Pléonasme(s), Anthea Lubat part d’une figure rhétorique, qui joue sur un phénomène de redondance, parfois clarificateur. À la gouache, elle peint une fleur de coton sur une toile de coton ; un amas de terre sur une terre cuite émaillée ; un cairn de cailloux bruts sur un petit galet poli. Ludique, cette exploration de la matière reprend des thèmes chers à l’artiste : l’essence métamorphique des matériaux élémentaires, le rapport entre l’objet, son image et le langage.
PERLES DE MÉMOIRE
Suspendues en grappe, des perles d’argile émaillées de blanc arborent des visages aux expressions familières, proches de celles des émoticônes stylisées qu’on utilise si fréquemment dans nos courriers électroniques ou nos textos. Anthea Lubat les a façonnées en hommage à une référence plus personnelle : dans un épisode de South Park4, les personnages ingèrent de gros raisins nommés Member Berries, les baies du souvenir. Elles provoquent des réminiscences chaotiques : reflux des épisodes violents de l'histoire, des idéologies conservatrices et réactionnaires ; mais aussi des sentiments nostalgiques pour les bons moments du passé. Dans la quête éperdue de ses propres émotions, cartoonesque et sarcastique, cet amas de têtes symbolise ainsi la puissance des voyages mémoriels, et la diversité des émotions traversées : raccourci métonymique et pop de l’univers de l’artiste.
Éva Prouteau, critique d’art
Notes :
1 – Tintamarre comporte une allitération dentale, avec les deux T, et une assonance, avec les deux A : ce qui en fait un terme musical et percussif, idéal pour les ondes de choc. De plus, il incorpore le patronyme de Robert, dont il a bousculé les syllabes !
2 – Littéralement basse technologie : cela désigne une catégorie de techniques durables, simples, appropriables, résilientes produisant des objets facilement réparables et adaptables. Ce concept est souvent associé aux concepts de sobriété énergétique et/ou de sobriété économique.
3 – L’expression est de Joseph Cornell, sculpteur américain connu pour ses merveilleuses boîtes en bois à couvercle vitré, dans lesquelles il a rassemblé des photos ou des objets divers.
4 - Série d'animation américaine pour adultes créée et écrite par Trey Parker et Matt Stone, diffusée depuis 1997. La série met en scène les aventures de quatre enfants d'école primaire qui vivent à South Park, petite ville du Colorado. Son humour se veut absurde, parodique, graveleux. Elle formule souvent une critique féroce de la société américaine.